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vendredi, juin 24, 2011

24/7

Le temps, pas la météo, mais celui qui passe et nous file entre les doigts, semble une donnée simple et immuable. Mais la réalité est plus complexe. En sciences, Einstein a défini avec la théorie de la relativité une nouvelle notion de temps, un temps «physique» qui répond à des lois particulières et qui se distingue du temps «subjectif», ressenti par tout un chacun. Il en est de même en économie. Le temps n'a pas eu le même sens au cours des siècles et une nouvelle forme de temps est en train d'émerger.
Le temps naturel
Depuis l'aube des temps, l'humanité a vécu au rythme d'un temps que l'on pourrait qualifier de naturel, c'est-à-dire basé sur la mécanique des planètes, le lever et le coucher du soleil, le rythme des saisons. Les chasseurs-cueilleurs devaient migrer en fonction des changements saisonniers. Avec l'apparition de l'agriculture, les hommes se levaient avec le soleil et travaillaient jusqu'à ce que celui-ci jette ses derniers feux. Ils travaillaient la terre au rythme des saisons, organisaient des jachères ou encore l'assolement triennal. Enfin, l'élevage s'est aussi basé sur ce tempo, pâturages l'été, transhumances, hivernage, fourrage.
Le temps, c'est le pouvoir
Le temps a ensuite été un enjeu de pouvoir et de contrôle. En Europe, les premiers à qui l'on doit la mesure du temps ont été les moines soucieux d'organiser le temps consacré à la prière. La règle de Saint-Benoît édicte le rythme des prières et le cadran canonial a été employé à partir de l'an 700 pour le régler. Puis, au tournant du millénaire, les cloches ont été utilisées pour imposer le temps religieux à tous. Les cadrans canoniaux vont être progressivement remplacés par des horloges de plus en plus perfectionnées jusqu'à être mécaniques. Le temps va glisser de celui de la prière à une mesure du temps organisant la vie civile. Mais l'Eglise, consciente du pouvoir associé, s'arrogeait le monopole de la maîtrise du temps.
De l'autre côté du monde, les Chinois furent les premiers à découvrir l'horloge mécanique, inventée vers 725 par le moine bouddhiste Yi-Xing. La première a été installée dans une horloge astronomique à la cour de l'empereur Hsüan-Tsung. Cette horloge donnait le mouvement de la Lune et du Soleil par rapport à la Terre. Mais l'empereur a voulu en garder l'usage exclusif (le pouvoir encore) si bien qu'elle fut abandonnée à sa mort et plus personne ne sachant s'en servir, elle fut détruite. Quand les horloges mécaniques furent réintroduites depuis l'Occident, les Chinois ne savaient même plus qu'ils les avaient découvertes en premier.
Le temps, c'est de l'argent
Puis, à partir du XVIIème siècle pour les sociétés les plus "avancées",le temps a connu une mutation. Il s'est largement démocratisé. Surtout, le salariat est apparu. Jusque-là, l'organisation des rapports au travail étaient composés soit de rapports seigneurs/serfs soit de commerçants ou artisans regroupés en guildes. Avec l'avènement du salariat, le temps est devenu primordial. D'abord, pour synchroniser le travail des différents salariés et s'assurer qu'ils effectuent les mêmes horaires au même moment. Ensuite, cela a permis de passer d'un paiement forfaitaire (à la pièce) à un paiement horaire.
La seconde mutation a été celle du Taylorisme voire du Fordisme, qui a fait du temps son axe principal. Jusque-là, même après le début de la révolution industrielle, les ouvriers étaient encore plus ou moins organisés comme les artisans des guildes (mais au sein des entreprises) et gardaient jalousement le savoir-faire. Le Taylorisme a dépossédé les ouvriers de leur savoir (ce qui a permis de les rendre interchangeables), a découpé le travail en tâches unitaires et affecté un temps très précis à celui-ci. Ainsi sont apparus, avec l'arrivée des chaînes de montage, les cadences dont le film Les Temps modernes (au titre révélateur) est l'emblème. Le temps est devenu de l'argent.
Le temps fragmenté
Plusieurs phénomènes concourent aujourd'hui à l'émergence d'un nouveau paradigme du temps. La mondialisation tout d'abord, bien que celle-ci ne soit pas nouvelle. Le début du XXème siècle était déjà très mondialisé (notamment les flux de capitaux) avant qu'un grand repli ne s'opère après la crise de 29. Mais cette nouvelle mondialisation est marquée en prime par un essor des communications: téléphone, smartphones, visioconférence, réseaux, Internet. Le monde ne dort plus, il est en 24/7.
L'autre phénomène, c'est le développement dans les pays occidentaux de l'économie tertiaire au détriment de la production industrielle. Cette société du savoir, couplée à la mondialisation et les telecoms, a profondément redéfini le business et est en train de modifier notre rapport au travail et au temps. Les individus sont tenus à la réactivité, à l'immédiateté. Le temps s'est raccourci. De plus en plus souvent, les salariés doivent être polyvalents, ils font du "time slicing". Le téléphone portable efface progressivement les barrières entre vie professionnelle et vie privée. Internet permet de faire ses courses depuis le bureau. Le temps s'est fragmenté, accéléré et nous ne sommes qu'aux balbutiements de ces changements. Nous devons nous adapter individuellement et collectivement à cette nouvelle donne.
Il serait illusoire de croire que ce changement est uniforme. Les trois temps que j'ai évoqués (naturel, temps-monnaie et fragmenté) coexistent. Une large partie de l'Afrique vit encore dans le temps naturel. La France se partage entre le temps-monnaie et le temps fragmenté. La Chine est peut-être l'exemple le plus marquant. Le paysan du Sichuan vit encore dans le temps naturel, l'ouvrier de la sidérurgie de la Province du Liaoning est encore en plein modèle tayloriste tandis que la nouvelle Chine du savoir de Shangaï est déjà dans le temps fragmenté.
L'industrie de la synchronisation
Cette économie de la réactivité, de l'immédiateté, du flux tendu réclame et va réclamer de plus en plus de la synchronisation. En effet, sous les contraintes que j'ai décrites, une entreprise ou un pays performant sont ceux qui arrivent à coordonner l'ensemble de ces flux en temps réel pour arriver à gérer de façon optimale leur économie. Chaque perte de synchronisme est une perte d'argent. Le synchronisme, c'est l'argent.
Dès lors, un immense marché de la synchronisation s'ouvre. En fait, il s'est déjà ouvert, avec par exemple le marché des ERP (Entreprise Resource Planning - PGI en français). La vocation d’un ERP est d'homogénéiser le Système d'Information de l'entreprise avec un outil unique qui est capable de couvrir un large périmètre de gestion, c'est-à-dire :
  • La gestion des achats
  • La gestion des ventes
  • La gestion comptable : comptabilité client, fournisseur, immobilisations, personnel
  • Le contrôle de gestion
  • La gestion de production (planification, ...)
  • La gestion des stocks (logistique)
Concrètement, par exemple, la saisie d'une vente va automatiquement impacter la production (planification), la gestion des stocks (approvisionnement) et la comptabilité (facturation, écritures). l'ERP est donc bien une machine à synchroniser. Son leader, SAP, génère plus de 17 Mds$ de chiffre d'affaires et son suivant, Oracle, près de 8 Mds$ dans un marché mondial de près de 40 Mds$ (mais qui souffre de la crise). Ce marché n'a pourtant que 15 ans. En 1972, SAP employait 9 personnes, en 1995, environ 5.000, en l'an 2000, près de 25.000 et aujourd'hui près de 50.000. Par ailleurs, à côté des éditeurs comme SAP ou Oracle, un très gros marché de services s'est ouvert pour intégrer ces outils au sein des entreprises, ce qui nécessite à la fois de l'expertise technique mais aussi fonctionnelle, puisque les ERP touchent l'ensemble de l'organisation de l'entreprise.
Le transport, dans le monde tayloriste, consistait à transporter un produit manufacturé d'un point A à un point B. Ce marché, qui souffre énormément en France (pression des donneurs d'ordre, concurrence des transporteurs d'Europe de l'Est) cède la place à un business à plus haute valeur ajoutée: la logistique. Ici, la donne ne se réduit plus à transporter un produit. La logistique a pour objet de gérer les flux physiques d'une organisation, mettant ainsi à disposition des ressources correspondant aux besoins, aux conditions économiques et pour une qualité de service déterminée, dans des conditions de sécurité et de sûreté satisfaisantes. Là encore, il s'agit de synchronisation, cette fois des entrées/sorties "physiques" de l'entreprise, qui s'intègre plus globalement à la "supply chain" (GCL - Gestion de la Chaîne Logistique en français) de celle-ci.
Il est difficile d'imaginer l'ensemble des mutations que l'émergence de cette nouvelle forme de temps implique. De nouveaux marchés se sont créés, certains se transforment, d'autres vont apparaître. Des opportunités énormes s'offrent à ceux qui sauront fournir les outils pour appréhender ce nouveau monde.

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