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vendredi, juin 24, 2011

La gentillesse


Emlo. Peut-on dire que la gentillesse est un état de conscience particulier qui pourrait être une forme laïque de l'amour au sens religieux?
Emmanuel Jaffelin. Bonjour Emlo. L'idée de désacraliser la gentillesse en en faisant une vertu laïque n'exclut pas d'en faire une introduction à la vie spirituelle, religieuse, monothéiste, polythéiste ou animiste. En ce sens, je trouve dans la gentillesse un potentiel autant oecuménique que républicain.

Nelly. Pourquoi les méchants s'en sortent-ils plus facilement que les gentils?
Nelly, c'est une vision simpliste: les méchants, à long terme, s'en sortent toujours mal. Le propre de la méchanceté consiste à avoir d'emblée perdu la partie, en se manifestant de manière violente, faute d'avoir résolu le problème qui s'est posé au méchant. La gentillesse suppose une maîtrise de soi, que le méchant n'a pas, et qui montre que le gentil, au sens où je l'entends dans ce livre, c'est-à-dire non pas «naïf», mais «au service de quelqu'un», résoud toujours les situations qui se posent à lui.

Silvana. Qui incarnerait, pour vous, aujourd'hui, un vrai gentil ou une vraie gentille?
Silvana, c'est une très bonne question. En tout cas, pas moi, puisque j'ai écris ce livre comme dirait Boris Cyrunilk de manière résiliente. Cependant, faute de noms qui me viennent à l'esprit, j'y vois des actes dont nous sommes tous capables, y compris ceux que nous nous accordons à trouver méchants, qui font de chacun d'entre nous des «gentils hommes» ponctuellement, et de manière éphémère. Ce qui explique la raison pour laquelle il n'y a pas de gentils dans l'absolu. Celui qui serait gentil systématiquement, serait un sage ou un saint.

Emile. Pourquoi on appelait un noble un «gentilhomme»?
 Emile, c'est tout un programme et c'est celui de ma première partie. A l'origine, le «gentilis» signifiait en latin, le patricien, c'est-à-dire ce noble issu des 100 familles qui fondèrent Rome. Le christianisme inversera le sens de ce mot en désignant par gentil, celui qui ne croit pas en Dieu.
 A la Renaissance, Guillaume Budé, forgera le mot «gentilhomme» pour retrouver le sens romain de la noblesse et redorer le blason de l'aristocratie française en oubliant le sens péjoratif que le christianisme aura donné au «gentilis».

Alorsbon. Quand on cherche la définition de «gentil» on trouve: du latin gentiles, correspondant à l'hébreu gôim «peuple non juifs», un peu énigmatique, pourriez-vous m'éclairer?
 Cher Alorsbon. «Gentilis» est la traduction, en effet, de Goy, d'abord en grec par Ethnè, qui sera lui-même traduit par les chrétiens par «Gentilis». Ainsi, de la même manière que le Goy définit le non juif, le barbare le non grec, le gentilis va désigner le non chrétien.

Christian R. Je n'ai jamais compris une phrase de Maurice Blanchot (dans «L'Ecriture du désastre»):«Il n'est rien d'extrême que dans la douceur» (...) Il me semble me rappeler d'une explication d'un prof comme quoi la violence finit par trouver une limite (la mort), alors que la douceur n'en a pas. Sans être sur de la teneur exacte du propos ... Quelle serait votre compréhension ?
Christian, le bien-nommé. La douceur suppose la maîtrise, alors que la violence suppose la démesure. Comme vous l'avez remarqué, en montrant les limites de la violence, Blanchot en désigne surtout l'autolimitation. La force de la douceur consiste précisément à déclencher un processus global ou systémique, qu'on peut dire bénéfique, pour celui qui produit de la caresse comme pour celui qui la reçoit. Ainsi, la maitrise de soi, produit de la maitrise de soi.

Méchant. Ouf, la semaine de la gentillesse obligatoire est finie.... que pensez-vous de cette initiative? vous y êtes vous associé?
Cher Méchant. L'idée de remplacer les saints du calendrier par des fêtes plus laïques indique le déficit de spiritualité de notre société. Non seulement, je me suis associé à cette semaine, mais sa première édition, l'an passé, est à l'origine de l'écriture de ce livre. Je voulais initialement le consacrer à la cordialité, à l'occasion d'un long séjour passé au Brésil (7 ans) où un anthropologue brésilien, définit le Brésilien comme «homme cordial».
De retour dans mon pays natal, j'ai trouvé excellente l'initiative de Psychologie Magazine de traduire «kindness» par «gentillesse» et j'ai constaté que cette notion était dénigrée par les intellectuels, que les gens qui sont des gentils avaient honte de s'avouer tels. C'est la raison pour laquelle j'ai décidé d'écrire ce livre.

Ronchon. Maintenant que vous vous êtes penché sur la gentillesse, songez-vous à vous pencher sur la méchanceté?
 Cher Ronchon. La méchanceté fait l'objet de ma deuxième partie. J'y montre, conformément à Platon, que nulle n'est méchant volontairement, que notre société qui plébiscite, comme vous, la méchanceté et la scénarise dans les médias et dans les oeuvres visuelles (télé, cinéma, théâtre) ne fait que cultiver l'ignorance de notre aspiration fondamentale à faire le bien. «Méchant» en latin signifie «mal tombé». La gentillesse est tout simplement ce qui permet de le «reveler» et de faire de lui un nouveau «gentilhomme».

Yvan. N'est-ce pas placé le curseur un peu bas que de vouloir faire de la gentillesse l'horizon moral de notre époque ?
 Cher Yvan, j'oppose les morales impressionnantes à une morale impressionniste. Les premières sont celles de la sagesse et de la sainteté; la seconde est proprement celle de la gentillesse. Les morales impressionnantes sont celles qui nous poussent au sacrifice et à la culpabilité; la deuxième, est celle qui nous pousse à rendre service de manière déculpabilisée. La gentillesse c'est quand on veut, quand on peut, mais surtout pas, quand on doit. Elle n'est pas une morale du devoir, mais une morale du pouvoir.

Silvana : J'ai du mal à faire la différence entre la «gentillesse» et la "bonté" (de même qu'en anglais, on distingue «nice» de «kind», qui peuvent se traduire par «gentil» tous les deux mais ont des connotations différentes). Pouvez-vous nous éclairer?
 Chère Silvana, la différence entre la bonté et la gentillesse est la même que celle qu'on trouve entre la sainteté et l'honnêteté. C'est la différence qu'il y a entre le sacrifice et le service.

Yvan. Pourquoi dévaloriser cette morale du devoir ?
 Cher Yvan, l'exigence des morales issues du monothéisme, voire des morales païennes, montrent que leurs exigences n'ont pas réussi à faire de nous des êtres moraux. En proposant une morale à hauteur d'homme, un morale portative, une morale non culpabilisatrice, on peut obtenir plus d'effet qu'en fixant devant nos yeux des idéaux de sainteté et de sagesse.

Christian R. Wah !? Un atelier à la prison de Sequedin ! Généralement dans les films, le moment ultra-violent est celui de la prison. Dureté des matons, dureté des prisonniers - les durs de dur - entre eux, dureté du principe de l'enfermement et de la punition. Sans indiscrétion quels types d'exercices ou d'activités leur faites-vous accomplir?
Cher Christian, j'enseigne en prison, suite à une tribune que j'ai publiée dans Le Monde. La proposition m'ayant été faite d'animer un atelier en prison, j'ai décidé d'enseigner ce qu'il m'est interdit de faire au lycée: «la sagesse»; c'est-à-dire donner de la force d'âme à ceux qui en ont manquée pour en arriver-là.

Gentillette. Pourquoi prend-on les gentils pour des naïfs ?
 Bonne question, parce que l'étymologie du mot nous montre que la gentillesse a été par deux fois l'objet d'une critique féroce: la première critique vient des chrétiens qui ont assimilé le «gentil» au «mécréant», et non pas au «méchant»; la seconde vient de la Révolution française qui a pendu les «gentilshommes à la lanterne». Par conséquent, les gentils et gentilshommes sont du côté des perdants dans l'Histoire. Ainsi, même si nous avons conscience d'effectuer une bonne action, nous avons mauvaise conscience à lui reconnaître le caractère de la gentillesse parce que celle-ci reste doublement connotée péjorativement.

http://www.liberation.fr/livres/1201370-livres-eloge-de-la-gentillesse

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